Est-il possible qu'on les ait oubliés ? Est-il normal que le crash de l'avion de la Yemenia Airways du 30 juin, qui a endeuillé toute la communauté comorienne de France, ne fasse pas davantage l'objet de curiosité, voire d'indignation dans la société française ? Et si cela arrangeait tout le monde - diplomates, marchands de voyages et d'avions - que l'accident de l'A310, dans lequel ont péri 141 passagers dont 139 d'origine comorienne, figure à jamais parmi les faits divers non éclaircis ? Le juge des référés au tribunal de Paris a accepté, mercredi 7 octobre, qu'une médiation judiciaire soit mise en place concernant les avances sur les dommages et intérêts réclamées par les familles endeuillées, celles-là mêmes qui veulent tant éviter que le silence ensevelisse la tragédie.
Car leurs questions foisonnent, leurs accusations fusent. Proférées parfois avec colère, parfois les larmes aux yeux. Sans grand argumentaire. Dans un immense désarroi. Ecrire que la plaie des Comoriens de France est à vif est un euphémisme. Dans les quartiers de Marseille, où avaient embarqué 61 passagers de l'Airbus, où vivent encore 80 000 d'entre eux, elle est béante. Avec, partout, cette impression d'abandon, de "lâchage" par le reste de la société française, nourrie à la fois par les deuils multiples au sein d'une même famille, l'accumulation de difficultés matérielles, l'obligation de se confronter aux administrations et l'absence de vraies réponses sur les causes de l'accident.
"Tout se passe comme si la communauté comorienne, réputée si discrète, devait avaler en silence le drame du 30 juin et ne pas déranger... alors qu'elle est paumée !, dit Marie M'ze, 39 ans, qui a perdu sa mère et son jeune frère dans la catastrophe. Si vous saviez sa détresse !" Ces femmes, dont certaines ne parlent pas français, qui se retrouvent murées dans leur HLM, ayant perdu leur compagnon qui avait un travail, remplissait les chèques, les papiers et faisait l'interface avec la société. Ces hommes qui ont perdu une épouse avec un ou plusieurs enfants et sont désormais seuls, face à des petits - parfois ceux de leur compagne disparue - et totalement paniqués. Engagée dans une association de défense des familles de victimes, Marie découvre "des maisons où les enfants ont faim, des foyers surendettés où personne n'a la moindre idée des démarches à entreprendre, des familles qui n'ont pas encore reçu l'acte de décès du père auquel vient d'être adressée une lettre de licenciement pour ne pas s'être présenté à son travail en juillet ; parfois l'apparition d'un deuxième voire d'un troisième foyer pour un homme disparu dans l'Airbus..."
La complexité des identités et structures familiales n'a guère facilité le travail des administrations dans l'établissement des actes de décès. Quel labeur pour établir les identités précises des disparus, notamment parce que plusieurs d'entre eux ne voyageaient pas sous leur vrai nom. Et quel embarras pour démêler les liens de famille, l'état civil comorien étant des plus sommaires, les couples parfois unis religieusement ou par un rite coutumier n'étant pas forcément mariés officiellement, les reconnaissances d'enfants ne suivant pas toujours la filiation classique, quelques hommes ayant plusieurs foyers répartis entre les deux pays.
"Ce n'est pas la France d'en bas, c'est la France du sous-sol, avec toute l'obscurité que cela peut engendrer", remarque tristement Ahmed Mohamed, président d'une association des familles, qui tente, de HLM en HLM, d'apaiser, expliquer, unifier une communauté traditionnellement éclatée en de multiples associations. Ici, l'époux, chargé de cadeaux et des économies de toute la famille, partait assister au "grand mariage" d'un proche, cette cérémonie traditionnelle qui propulse un homme parmi les "notabilités". Prostrée, dépressive, sa veuve suit le deuil dans un habit traditionnel, un enregistrement du Coran diffusé à fort volume dans un appartement où chuchotent quatre gamins. Il arrive qu'elle appelle Ahmed, le soir, quand il lui manque un peu de lait. Là, deux petits garçons veulent téléphoner à leur père au ciel tandis que le troisième affirme : "Papa savait nager. Il est sur une île, ou enlevé par les pirates, il faut aller le chercher."
Abandon par la communauté nationale ? "Sentiment d'abandon", corrige Ahmed Mohamed, qui reconnaît l'existence, dans la région de Marseille, de nombreuses initiatives pour aider les familles des passagers. La mairie par la mise à disposition de locaux et de logistique, le conseil général par la mobilisation, lors de trois jours exceptionnels, de tous ses travailleurs sociaux, la région par le vote d'une aide d'urgence de 67 000 euros pour les familles.
Et puis surtout l'association Aide aux victimes d'actes de délinquance (AVAD), membre du réseau national d'aide aux victimes (Inavem), et son service d'urgence, constamment en soutien des familles. Recensement des proches, visites à domicile, liens avec les caisses d'allocations familiales, la Sécurité sociale, le RMI, les employeurs ; aides en matière de logement, d'école, de centre aéré. "Ils ont empêché beaucoup d'entre nous de sombrer", reconnaît une vieille dame.
Ce n'est donc pas tant sur le manque d'aides matérielles que repose la suspicion d'oubli que sur le mystère autour de l'accident. Sur le silence des boîtes noires arrivées endommagées en France le 31 août, et sur lesquelles un travail délicat a dû être fait pour en récupérer les données et les rendre exploitables. Sur l'absence réelle d'explication du crash auquel n'a survécu qu'une adolescente, sauvée par un pêcheur, mais qui a dit avoir entendu des cris lors de sa nuit passée dans l'eau, accrochée à un débris de l'avion...
"Bien sûr, le Bon Dieu est souverain. C'était probablement leur jour ! Mais disparaître ainsi dans la nuit, dans la mer, sans que l'on comprenne comment, pourquoi, à cause de qui, de quoi, c'est juste inacceptable. On a le droit de savoir. Et s'il y a des coupables, ils doivent être punis." Elle se tient droite, elle est émue, Djamila Ali, 31 ans, qui, depuis des semaines, se débat dans le chagrin, les difficultés financières et les questions. Sa soeur aînée et son neveu étaient dans l'avion pour Moroni. Et ce ne sont pas les paroles du président de l'Union des Comores, M. Sambi, affirmant aux familles des victimes, deux jours après le drame, que "leurs disparus sont morts en martyrs, cela devrait emplir leur coeur de joie", qui lui apportent un soulagement. Au contraire.
Quand elle rencontre d'autres jeunes femmes au sein d'une association marseillaise de victimes, les discours ont des accents de mutinerie. "Comment connaître la paix ?, demande Nadjati Youssoufa, 30 ans, qui a perdu deux frères et une soeur. On veut savoir pourquoi cet avion-poubelle pouvait encore voler ; pourquoi les secours ont tant tardé dans cette nuit de cauchemar où des passagers, à l'eau, auraient pu être sauvés. Il y a eu incompétence, non-assistance à personnes en danger. Et mépris pour nous tous."
Mépris ? Oui, mépris, approuvent d'autres femmes assemblées autour de Mariata Youssoufa, la soeur de Nadjati, dont l'association hisse le drapeau de la colère, nullement apaisée par la rumeur faisant état d'une erreur de pilotage. Mépris de la part de Yemenia Airways, cette compagnie basée à Sanaa, qui exploitait la ligne des Comores dans des conditions dénoncées en vain depuis des années et dont la communication avec les familles, depuis le crash, a été, selon elles, "lamentable". (Le Monde a tenté, sans succès, de joindre un responsable de la compagnie.) Mépris de la part des autorités des Comores, dont le mutisme et la responsabilité officielle dans la conduite de l'enquête continuent d'angoisser les familles. Mépris des cabinets d'avocats américains qui, dès le premier jour, ont accouru pour proposer aux familles désespérées leurs services, leur faisant miroiter des indemnités en millions de dollars, sur lesquelles, bien sûr, ils prélèveraient leur pourcentage. Mépris enfin du gouvernement français, ajoutent certaines, déçues que le président Sarkozy n'ait pas tenu sa promesse de recevoir les familles et qu'il ne semble pas vouloir exercer sur le Yémen la pression diplomatique qui leur paraît s'imposer. "Nous sommes français, pourtant !, proteste Nadjati Youssoufa. D'origine comorienne, certes. Avec des liens très forts avec nos îles. Mais Français. Alors, à l'Etat français d'être à nos côtés !"
Pour les familles, cet Etat a en tout cas un visage : celui de Christine Robichon, ex-ambassadrice de France au Soudan, chargée depuis le premier jour par le Quai d'Orsay d'assurer le lien avec les proches des victimes. Elle a multiplié les réunions, s'est rendue aux Comores, au Yémen, à Marseille, a reçu les associations, travaillé avec l'ambassadeur des Comores, tenu le plus possible informés tous les proches .
Mais les familles s'impatientent, convaincues qu'il est de l'intérêt des Comores et de Yemenia Airways de bloquer l'information. Elles craignent aussi que la menace d'annuler la commande de dix Airbus brandie par le patron de la compagnie yéménite, irrité par les premières critiques françaises, ne réfrène toute velléité d'enquête. "Trop de questions encombrent notre tête, note le vieil imam Danoun dans sa mosquée de la rue Gaillard. Cette communauté pacifique a droit à la vérité." Elle l'attend.
Annick Cojean
N.B : (La compagnie aérienne Yemenia Airways faisait l'objet d'une surveillance particulière depuis 2007, et son placement sur liste noire avait été envisagé).